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La porte qui le regardait

L’œillet de la porte, inerte et en apparence très ordinaire, semblait pourtant le fixer. Lorsqu'il avait repris connaissance, il s'était réveillé dans cette étrange cellule. La porte et quatre murs de deux mètres de long chacun furent les premières choses qu'il vit. Une porte très ordinaire a priori, si ce n'était ces étranges sculptures dont elle était entièrement couverte. Des formes indéfinissables, des volutes, des courbes qui lui donnaient un aspect presque organique et qui le mit immédiatement mal à l'aise ; bien plus encore que l'étroitesse de la pièce.

Cette dernière était totalement vide. Un sol en béton, du moins cela y ressemblait, des murs gris sans la moindre aspérité, et au-dessus de lui un plafond tout aussi uniforme et oppressant. Étrangement, bien qu'aucune ouverture ne permît à l'air et à la lumière d'entrer, il faisait frais et une luminosité blafarde lui permettait de se repérer sans difficulté.

Allongé à même le sol, il eut la désagréable sensation d'être enfermé dans un cube, seul avec les arabesques de la porte. Il se leva, constata alors qu'il était entièrement nu, et s'approcha de ce qui était à l'évidence la seule issue de la pièce. Il ne put s'empêcher de poser l'extrémité de ses doigts sur les curieuses gravures et eut alors l'impression que la porte frissonnait, que les décorations se rétractaient sous son contact. Il fit un pas en arrière et machinalement porta sa main à son front ; geste qui caractérisait les moments où il devait réfléchir face à une situation qui lui échappait. Il n'avait aucun souvenir de ce qui lui était arrivé ni comment il était arrivé ici ni depuis combien de temps et encore moins où il était.

Plongé dans ses réflexions, c'est alors qu'il remarqua l'œillet de la porte. La petite lentille de verre, à peine visible, perdue au milieu des extravagants ornements, était cerclée d'une fine bague de laiton. Lorsqu'il le remarqua, il resta quelques secondes à l'observer et très vite il eut la dérangeante impression que c'était cet œillet qui l'observait lui. Il eut rapidement la conviction qu'il s'agissait en vérité d'un œil. Il fit un pas vers la gauche, l'œillet le suivait… Il fit un pas vers la droite et à nouveau l'étrange organe le fixa.

Il regarda alors autour de lui, toucha les murs, ils étaient à la fois rugueux et tièdes et ne laissaient apparaître ni pierres ni briques ni scellement. Ils n'étaient recouverts d'aucun enduit, d'aucune peinture. Ils semblaient être constitués d'un seul et unique élément totalement hermétique.

 

Il décida alors de s'asseoir au milieu de cette minuscule pièce, en prenant soin de ne pas s'appuyer contre ces murs dont il n'aimait pas l'aspect. Les jambes repliées sur sa poitrine, les mains croisées sur ses chevilles, il plongea son regard dans celui de la porte. L'homme et la matière s'observaient. Et il resta ainsi, immobile, dans le silence absolu, absorbé par ce face-à-face étrange. Peu lui importait de savoir où il était.

— On verra ça plus tard, pensait-il.

 

Il fallait d'abord qu'il découvre comment sortir ; or, c'est une des premières choses qu'il avait remarquée, la porte ne comportait aucune poignée ni serrure. Seul cet étrange œil perdu au cœur d'une forêt de sculptures entremêlées…

Il resta ainsi plusieurs heures, épiant l'œillet, pointant de son regard chaque millimètre de la porte. Il crut deviner ici et là, quelques représentations abstraites de plantes exotiques aux fruits singuliers ; ou encore quelques symboles mystiques, énigmatiques hiéroglyphes dont la signification lui échappait. Mais il finit par douter de ce qu'il découvrait. Était-ce le fruit de son imagination ? Était-ce des hallucinations ? Ces yeux finirent par lui faire mal. Bien que la luminosité du lieu fût douce, il commençait à sentir ses pupilles devenir hyper sensibles.

               — Il faut que je me repose, pensa-t-il. Que je ferme un peu les yeux.

 

Mais l'idée même de devoir abandonner sa conscience à cet environnement dont il ignorait encore s'il lui était hostile l'effrayait.

               — Je ne dois pas dormir ! Je dois d'abord sortir d'ici. Si je me laisse aller que va-t-il se passer ? Non ! Il ne faut pas que je dorme.

 

Il se leva et tenta de faire quelques pas. Ce qui revint à tourner en rond, sur place, comme un fauve dans la cage d'un cirque. Très vite, la tête lui tourna et il dut se rasseoir.

               — Merde ! je ne peux ni bouger ni sortir. Et personne à qui parler.

 

Il eut soudain une illumination !

               — Parler ! Je n'ai même pas essayé d'appeler. C'est probablement une cellule, la poignée est à l'extérieur, il doit y avoir des gardiens, peut-être d'autres détenus…

 

Il se leva à nouveau et s'approcha de la porte. L'œillet le regardait. Sans entrer en contact avec l'étrange matière, il approcha son oreille espérant entendre un bruit, une voix… Seul le silence profond et froid…

               — Rien ! Ce n'est pas possible ! Il doit y avoir quelque chose derrière. Il doit y avoir quelqu'un !

 

Il regarda l'œil qui l'observait.

               — Qui que tu sois ! Regarde-moi ! Je vais sortir d'ici que tu le veuilles ou non. Je ne sais pas encore comment, mais je te le dis : "Je vais sortir !" On ne peut me retenir ainsi ! Je suis un être humain, ce n'est pas rien. Tu m'entends !

 

Aucune réponse. L'œil était impassible.

Il se mit alors à hurler :

               — Hé ! Il y a quelqu'un ? Répondez !

 

Encore une fois, seul le silence lui fit échos.

               — Je suis dans une cellule ! continue-t-il, vidant ses poumons. Je ne peux pas être seul ! Vous m'entendez ?

 

Il tenta ainsi d'attirer l'attention durant des heures, criant, pleurant, murmurant, suppliant… mais la porte ne s'ouvrit jamais et l'œil restait impassible. Finalement, la lassitude s'empara de lui. Fatigué, il posa un regard usé sur l'œillet.

               — Tu es quoi toi ? Un œil ? Une caméra ? Pourquoi me regardes-tu comme ça ? Qu'est-ce que tu caches ? Hein ? Dis-moi… Il y a quoi derrière cette porte ? De quel droit me traite-t-on ainsi ? On ne peut pas me faire ça sans raisons ! Ce n’est pas respectable ! Vous devez me respecter ! Vous qui m’observez, vous vous croyez supérieur parce que vous me voyez, n’est-ce pas ? Parce que vous pensez me contrôler, hein ? Mais moi, on ne me contrôle pas !

 

En prononçant ces mots d'une voix brisée, il se leva et fit un pas vers son mystérieux observateur. Lentement, il se pencha et plongea son regard dans l'œillet. Au fond de la pupille, il devina une lueur au bout d'un petit conduit sombre. Il laissa sa vue s'habituer, se concentra et commença à apercevoir une ombre. D'abord diffuse, elle se fit de plus en plus précise. C'était une silhouette ; une silhouette humaine…

               — Il y a quelqu'un derrière, pensa-t-il. Hé ! appela-t-il, vous derrière, vous m'entendez ?

 

La silhouette s'approcha et empli tout le champ visuel de l'œillet. Un œil apparu… De l'autre côté de la porte, quelqu'un se penchait sur l'œillet et tentait de le regarder. C'était un œil rond, banal, avec un iris marron ; quelques veines rouges de fatigue déchiraient une sclère aux reflets jaunes.

               — Répondez ! Je vous vois ! Vous me regardez, c'est donc que vous m'avez entendu ! Répondez ! Ou suis-je ? Pourquoi suis-je ici ? Qui êtes-vous ? Mon gardien ? Un autre prisonnier ? Aidez-moi ! Répondez !

 

Il avait débité ses questions en un souffle, comme s'il s'agissait d'une longue phrase, interminable. L'œil de l'autre côté cligna, puis, indifférente, la silhouette s'éloigna de quelques pas, sembla murmurer quelque chose qu’il n’entendit pas, puis s’éloigna pour se confondre avec la blancheur immaculée de son espace.

               — Non ! Reviens ! Ne t'en va pas, je t'en prie ! Ne me laisse pas… Ne me laisse pas seul !

 

Ses jambes l'abandonnaient et il se laissa glisser sur le sol, pris de tremblements, une larme cheminait lentement sur sa joue droite.

               — Mais où suis-je ? murmura-t-il. Qu'est-ce que je fais là ? Je suis si seul… Pourquoi me fait-on subir ça ? Qui sont ces monstres qui m’impose cette torture ? Quoi que j’aie fait pour mériter cette punition, cela ne vaut certainement une telle souffrance. Qui suis-je pour mériter ça ?

 

Il tenta de se calmer et commença à respirer profondément.

               — Qui suis-je ?

 

En commençant à réunir ses pensées, une évidence s'imposa à lui. Une idée terrifiante qui, pourtant, jusqu'alors ne l'avait pas effleuré, mais qui maintenant devenait obsédante : il ignorait son identité. Son âge, sa nationalité, son métier… Sa vie n'existait pas. Du moins, il n'en conservait aucun souvenir. Il ne connaissait même pas son nom.

               — Amnésique ? Ce n'est pas possible ! Pas à ce point-là.

 

Il dut pourtant se rendre à l'évidence. Malgré ses efforts, il n'avait aucun souvenir antérieur à ce moment où il avait ouvert les yeux dans cette pièce. Ou du moins, de sa vie d’avant, il ne subsistait que quelques lambeaux épars dans son esprit en proie à une folie grandissante. Il se revoyait en costume, élégant et avait le sentiment qu’il était de ceux qui prenait des décisions… Mais c’était si flou.

                  — J’étais quelqu’un, j’en suis sûr. Il ne peut en être autrement. Si ce n’était pas le cas, on m’ignorerait et je ne serais pas là. Oui, j’étais quelqu’un… Je suis une personne importante ! (il commençait à hurler) Je suis important, vous m’entendez ! Relâchez-moi ou vous le payerez cher ! J’ai des amis, des hommes d’influences, je suis… Je suis…

 

Mais en vérité il ignorait qui il était. Par orgueil, par prétention, il voulait se persuader qu’il pouvait commander, qu’il pouvait donner des ordres, mais au fond de lui-même il n’en savait rien.

                      — J’avais un beau costume. Ce n’est pas rien quand même. Il faut de l’argent pour ça. Et si je devais le porter, c’est pour que l’on me remarque ! Et si on devait me remarquer, c’est que je suis important… Alors ? Pourquoi suis-je ici ?

 

Il s’assit, les jambes en tailleur. Le regard dans le vide, il semblait soudainement submergé par une pensée. Une ombre recouvrit son visage, comme un doute…

                      — Ou alors je me trompe, murmura-t-il. Peut-être que je n’étais qu’un être artificiel ? Caché derrière son beau costume pour qu’on le regarde lui, plutôt que moi ? Donner l’illusion que j’étais important et que l’on devait m’obéir… Mais qui étais-je ? Un homme d’affaires ? Un politicien ? Je ne sais plus… Mais j’étais si important. Comment suis-je arrivé ici ? On ne doit pas traiter les gens influents comme ça… Ou alors…

 

Il se laissa aller, et s’allongea à nouveau.

                        — Où alors j’ai pris de mauvaises décisions, et on me le fait payer ?

 

Il resta plongé dans ses pensées durant de longues heures. Immobile, fixant le plafond et parfois cette maudite porte au regard inquisiteur. Puis, lentement, il se leva, s’approcha de l’œillet et commença à lui parler.

                        — C’est ça ? Je me croyais important ? Et vous m’avez mis ici à cause de mauvaises décisions ? J’ai compris n’est-ce pas ? Allez, dites-le-moi… J’ai saisi le sens de ma réclusion, alors maintenant parlez-moi ! Venez me voir ! Ouvrez cette porte…

 

Mais la porte ne bougea pas. Il prit alors un ton menaçant :

 

                    — Si vraiment j’étais quelqu’un, croyez-moi, vous allez me le payer ! Vous avez vu mon costume ! Avec un tel costume, je suis au-dessus des lois ! Elles ne sont pas faites pour moi ! Vous m’entendez (il hurlait) ! Je ne suis pas de ceux que l’on traite comme ça ! Ou alors…

 

Il s’arrêta. Une idée venait de lui traverser l’esprit. Une idée terrifiante… Il sentit son cœur s’accélérer, et l’air lui manqua. Il prit une grande inspiration, et regarda la porte.

                        — … Ou alors, je ne suis rien, dit-il d’une voix à peine audible.

 

Il plongea son regard dans l’œillet, mais l’œil était impassible.

               — Tu ne dis rien, continua-t-il. Tu te contentes de m'observer, de me surveiller. Tu n'es qu'un œil ; un œil derrière lequel il n'y a que du vide et l'œil d'une ombre. Une silhouette silencieuse qui passe et disparaît parce que je ne l'intéresse pas. Je ne suis rien, c’est ça ? Qu'un homme sans nom qui parle à une porte. Qui s'intéressait à moi ? Il faudrait être fou. Alors, toi, pourquoi me regardes-tu ? Oublie-moi. Je ne suis rien.

 

Il détourna alors son regard, s'allongea à nouveau, remonta ses genoux en position fœtale et commença à sourire. Quelque part au fond de lui, il se sentait enfin bien. Tranquille. Détendu. Il venait de faire un constat sur lui-même que d'autres auraient rejeté, les poussant à se révolter, à hurler. Mais l'idée même de n'être rien, qu'un anonyme, un homme parmi d'autres, une personne sans intérêt, qui n'éveille de la curiosité qu'à l'œillet d'une porte, et encore pouvait-il en douter… Cette idée-là, dévastatrice pour beaucoup, était finalement rassurante pour lui. Il ferma les yeux.

               — Je ne suis personne. Je ne suis rien, pensa-t-il. Mais maintenant que je sais ça, j'ai au moins compris une chose que les autres n'ont pas compris…

 

Sur son visage, son sourire s'agrandit jusqu'à lui faire plisser les yeux.

               — ...J'ai compris, murmura-t-il, ce qui fait de moi, finalement, un être exceptionnel.

 

Il ferma les yeux et se laissa emporté par le sommeil.

 

 À son réveil, son regard se posa immédiatement sur l'œillet. Il remarqua immédiatement qu'il avait changé. Du moins, pas en apparence… Il avait toujours cet aspect rond d'une bulle, d'un œil dans son orbite, cerclé de laiton. Mais, lorsqu'il bougeait, l'œil ne le suivait plus. Il était comme endormi. Puis, il aperçut ce léger filet de lumière plus claire qui se glissait le long de la porte. Elle était entrouverte.

En une seconde, il était debout. Il glissa une main tremblante dans l'interstice qui s'ouvrait entre la porte et le mur et lentement fit glisser la porte sur sa droite, libérant devant lui un passage suffisant pour qu'il puisse sortir.

En sortant de sa cellule, il se trouva au milieu d'un long couloir inondé de lumière. Au bout de ce couloir… Une porte. Et entre lui et cette porte, de chaque côté, des dizaines d'autres portes. Chacune avec un œillet. Il commença à avancer en direction du bout du couloir.

               — Pourvu que ce soit la sortie, pensa-t-il.

 

En passant devant un des œillets à sa gauche, il entendit une voix l'appeler :

               — Hep ! Toi ! Tu m'entends, disait cette voix. Où suis-je ? Tu peux m'aider ? Je t'en prie ? Dis-moi où je suis, et dis-moi qui je suis ! S'il te plaît…

 

La voix était suppliante et semblait assez jeune. Il s'arrêta et regarda en direction de l'œillet d'où semblait provenir la voix.

                  — Découvre qui tu es, murmura-t-il.

                  — Quoi ? dit la voix. Tu parles ? Je n’entends rien !

               — Dis-toi, qui que tu sois, que tu n’es pas au-dessus des autres. Il faut simplement que tu découvres qui tu es vraiment, et alors tu seras libre ! Libre de faire de grandes choses ! Même l'impossible. Comme sortir d'ici…

               — Hein ! Je ne comprends pas ? dit la voix. Qui es-tu ? Je ne te vois pas… Dis-moi où je suis ! Dis-moi qui je suis !

 

Mais il ne dit rien de plus… Et continua à avancer, lentement, ignorant les différentes supplications qui émergeaient de toute part.

La porte au bout du couloir était une porte ordinaire. Sans œillet, mais avec, en guise de poignée, une grosse manivelle. Il l'empoigna et l'abaissa. Il entendit alors un son étrange qui sembla mettre toute la porte en vibration. Un son qui, espérait-il, allait lui permettre de retrouver une place dans un monde dont la mécanique implacable rejette l'humain, enferme le "simple" citoyen dans une forteresse de solitude avec un judas pour seule ouverture vers le monde, vers lui-même. Mais il savait désormais qu'il pouvait être quelqu'un… Il ignorait encore s'il y arriverait, mais peut-être que ce qui l'attendait derrière cette porte lui donnerait la réponse. Alors, il l'observa cette porte... En abaissant la manivelle, il imaginait toute la mécanique que son geste venait de mettre en place et il n'avait jamais entendu un son qui le rendit plus heureux que le cliquetis des rouages huilés.

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